La part (in)humaine
Ce livre aurait -parait-il- pu s’appeler Carnet de Santé ! C’eût été drôle !
Durant sept mois, Nicolas Fargues a animé des ateliers d’écriture à la prison de la Santé. Ce livre est le recueil de ces notes rapportées de cet environnement opaque. A la fois éparses et construites, elles sont fragments entrecoupés de phrases ou d’extraits en italique écrits par les détenus. Ce livre, ni essai, ni récit, ni roman, ni témoignage, est une belle œuvre hybride, éclectique, éclairée, dotée d’une écriture très énergique. L’œuvre est à la fois prête-voix et porte-flambeau.
Drivé par « C, de la coordination culturelle » (chaque lettre signe un individu qui conserve ainsi son anonymat), Nicolas Fargues découvre en fonction des quartiers où il exerce ses ateliers, des profils variés et pourtant quasi similaires de par leur dangerosité. L’auteur arpente des lieux inconnus, les grilles, les portes, les corridors, les « rues ». Se frottant sans faillir à cet univers épique, il convoque auprès des détenus, des souvenirs, des sensations, se laisse surprendre agréablement par des bons mots, des phrases inattendues (« Le sang coule sans ma permission »). Toujours à la bonne distance, il reçoit des consignes, se fond dans le décor, et ne juge pas. Ce journal raconte les corps, les vies, les mots, les vies, et quelques moments de camaraderie juste comme il faut.
« On est le mauvais garçon qu’on peut » est un titre non dénué d’ironie et d’humilité. Il nomme un texte qui bouleverse par son humanisme, son honnêteté, et sa modestie. J’ai bien aimé la réflexion transversale aboutie sur la liberté et sa privation, sur la part humaine et sur la part maudite, sur l’apparence (trompeuse) et sur son corollaire : la véracité. Quelques passages m’ont fait indéniablement penser à cette phrase tirée de « La discrète » de Christian Vincent : « Quand on regarde quelqu’un, on n’en voit que la moitié ». Un excellent livre sur l’ambivalence des comportements et des attitudes : voilà ce que j’ai ressenti. Comment imaginer et prévoir que ceux qui présentent le profil le plus aimable, sont, en vérité, ceux qui ont le casier judiciaire le plus lourd ? A force d’observations et d’investigations, Nicolas Fargues cerne au plus près la part inhumaine de ceux qui se sont montrés le plus sympathique avec lui (et les plus doués) et parvient à démêler le vrai du faux (et aussi l’inverse).
L’atmosphère de la prison est bien rendue. A force de s’y enfoncer, on y entend la versatilité, on y voit la misère, on y sent la tension qui naît de rapports conflictuels devenus soudain explosifs. « Agneau dans la louverie », Nicolas Fargues sait que cette expérience lui permet également de se mesurer à lui-même, en qualité d’homme et d’écrivain. Pour ces gens trop tôt déscolarisés, et qui ne mangent pas à leur faim, et parce qu’il sait le prix de la privation de la liberté, il n’hésitera pas à transgresser l’interdit… (les pages sur la mission kebab sont excellentes et parfont le rythme du « récit »)

La sobriété qui se dégage de ces notes minutieuses sur le milieu carcéral doit être saluée. Toutes les observations qui y sont circonscrites renseignent avec précision autant quelles enrichissent le lecteur. La citation finale de Balzac achève de donner encore plus de hauteur et de grandeur à cet ouvrage, en rappelant le pouvoir omniscient de la littérature. Bravo pour cette plongée hors norme et intranquille avec les pires d’entre nous.
Extrait : « Exercice de la semaine, à nouveau : Convoquer des souvenirs ou des sensations à la façon des plaisirs minuscules. Après deux séances au cours desquelles il a rédigé quelques entrées plutôt fades, L. vient me confier aujourd’hui à voix basse qu’il vient d’en écrire une autre, plus longue et plus intime, qu’il n’est pas sûr de vouloir lire devant les autres. Et, surtout, qu’il n’y est pas question de plaisir, bien au contraire. De façon elliptique, L. évoque dans son texte un traumatisme d’adolescence à la vue d’un corps à moitié décapité et éviscéré sous ses yeux par son grand frère « samouraï » qu’il se convainc alors, à quinze ans, de tenir pour héroïque davantage que sanguinaire : « ça m’a fait du bien de l’écrire, j’en avais besoin » Rentré chez moi, je tape le nom et le prénom de L. sur Google. De nombreux articles de presse relatent que, longtemps à la tête d’une fratrie de trafiquants de drogue d’une petite ville du Loir et Cher, celui-ci a assisté en pleine rue, il y a plus de vingt ans, à l’assassinat ultra violent au sabre par son frère aîné d’un rival en affaires »
Extrait : « Tout va bien, les surveillants ne m’ont pas fait signe de revenir sur mes pas depuis les vitres du bureau d’accueil et de contrôle des visiteurs. Je poursuis jusqu’à la haute porte d’accès à la cour d’honneur, que l’on m’ouvre dans un bref et austère bourdonnement électronique, si emblématique du paysage sonore de la détention. Je traverse la cour, monte à l’étage administratif. Nouveau coup de chance ! personne dans le bureau de la coordination culturelle, où je récupère en coup de vent la feuille de présence du jour. Jamais, depuis que je suis en résidence ici, je n’aurai franchi la succession des grilles métalliques qui mènent aux quartiers hauts de la prison avec une telle hâte… »